Pour preuve le sublime « Sweet Georgia Brown » d’entame que popularisa Ethel Waters vers 1920. Ce titre de Bernie, Pinkard et Casey, emblématique du swing- jazz naissant, garde des affinités incontestables avec le blues et donné ici, par Ô Juliette comme il l’est, se raccroche à la lignée des purs chefs-d’œuvres... ! L’osmose entre les guitares et le violon est parfaite. Le scat d’Alain Frey vient compléter le fun sous-jacent de cette excellente entrée en matière bientôt suivie par « Milord Swing » qui, comme son nom l’indique nous embarque pour un de ces moments de plaisir qu’on n’a aucune peine à savourer goulûment.

Retour aux notes sautillantes de René Blanche qui virevolte littéralement à travers ce répertoire d’excellente qualité appuyé par les autres musiciens, tous impeccables dans leur registre. Intimiste, délicatement subtil et de toute beauté pour le violon, ferme, désintéressé et rassurant pour la rythmique, et enfin pétillant, relevé et roboratif pour la basse.

Suit alors la très belle balade « Louise » qui nous attire dans une rêverie lumineuse comme un lever de soleil en été, lancinante et douce tel le mouvement de la barque au fil de l’eau et nous entraîne insensiblement vers l’émotion légère et diaphane. La guitare de René Blanche est aérienne, presqu’évaporée, lente et étirée comme une respiration infinie. Le violon te descend là-dessus comme un gros chagrin qui se termine. Il te permet de ravaler tes sanglots naissants parce qu’il réchauffe et parfume l’air autour de toi. Il te distrait de l’inquiétude et te rend léger, entièrement transparent à la souffrance. Il y a dans ce morceau des petits moments d’accélération qui « musclent » la rêverie pour la rendre belle et réaliste. Cette douce violence irradie de torrides et incandescentes sensations d’écoute et ce, jusqu’à l’ultime note...

Petite transition humoristique pour « Sweet Sue » retranscrit, pour la circonstance, par Alain Frey : « J’suis saoûl » et agrémenté de « lyrics » en rapport, bien entendu. On voit que ce garçon a des planches. C’est un peu le boute-en-train naturel du combo. Ceci n’enlève rien à la qualité intrinsèque de l’interprétation « musclée » du morceau. Belles passes d’armes guitare(s)/violon et grâce soit rendue à la rythmique implacable d’Alain Reichel ! Ce brave homme ne faiblira pas un instant, modulant ses interventions avec beaucoup d’à-propos et d’énergie savamment dosée.

« Hungaria », à mi-chemin entre la balade animée et l’air du grand large dispose de ces somptueuses phrases musicales remplies de sens qui s’élancent à l’assaut de nos sensations et enjolivent instantanément l’environnement. Le jeu de René Blanche est très ouvert, il ser(t)re infatigablement le swing de près. On est admiratifs devant tant de maîtrise et conquis par la dextérité non exempte d’émotion dont fait preuve ce très grand musicien rompu à tous les secrets d’un art tzigane intemporel.

Le morceau suivant –sans titre-, un traditionnel tzigane de toute beauté, illustre à merveille mon propos ! C’est grand à chialer, ce truc, énorme même. J’en ai des frissons partout. La tronche du rythmique vaut de l’or, son application aussi d’ailleurs. Il est impérial sur ce coup-là, l’ami Reichel et son compère à la basse qui nous remet du scat partout, le vaut bien. Je ne parle pas du violon (si j’en parle) parce que je devrais répéter cinquante fois la même chose. C’est somptueux et magique. Millimétré et pourtant tellement sincère... Va savoir ce qui s’opère en toi dans ces cas-là !? Tu réponds à l’appel au quart de tour. Le swing s’empare de ta raison et t’as plus qu’à te laisser aller, à glisser vers l’infiniment suave, la grâce et l’harmonie universelles !!!

Fin de première partie géante !!!

Le démarrage du deuxième set laisse la moitié de la salle sur place... Un jeu à quatre mains entre René Blanche et Alain Reichel nous met proprement sur le cul après deux minutes...
C’est, paraît-il un vieux thème (moi non plus...) qui se prête bien à ce genre d’exercice époustouflant. « Honey Suekle Rose » ça s’appelle... Renaud Crols, qui a tout compris, remet des carats de son et lumière là-dessus et Alain Frey intarissable y va de ses magistrales sorties scatées qui collent magnifiquement à ce son qui grossit insensiblement au fur et à mesure de l’avancée du concert.

« Swing 39 » fait partie de la longue liste des swings datés que Django Reinhardt aimait composer, sans doute en liaison avec le monde qui l’entourait. Il reste que la tonalité de ce genre de morceau est ample et forte. Le jeu de « Ô Juliette », ici, est parfaitement cadré et synchro. Très collectif en somme. Quand je pense que ces gars-là ne répètent même pas et qu’ils jouent d’instinct (avec quelques petites partoches quand même, pour les tons je suppose !?...).Chapeaux bas, M ‘sieurs, Dames !!! Ce sont des pros d’chez pro !

Fraîcheur et pétillements sont au rendez-vous pour « Daphné » sans doute l’un des titres de D. R. les plus inscrits dans la mémoire collective avec « Nuages ». Violon pincé et rythmique très « New-Orléans »,animent les ingrédients de ce morceau qui s’apparentent à l’universalité de la musique. Quelques variations adorables (Au clair de la lune/Trois esquimaux/Frère Jacques) et des poussées de fièvre intenses (principalement du violon admirable) embellissent encore cet habillage très haut de gamme. Magnifique moment de scat alterné sur les grosses cordes de la contrebasse, par Alain Frey, décidément omniprésent.

« Tenderly » dédicacé par René Blanche à Jacqueline (dont c’était l’anniversaire) est un des rares morceaux du répertoire middle-jazz que Django Reinhardt n’a pas joué mais c’est tout beau quand même. D’autant que cette mélodie fait partie des classiques de la grande danse de salon depuis cinquante ans au moins. La mélodie est sublime et l’interprétation de René Blanche pratiquement solo de bout en bout, (à peine troublée par des accents de violon beaux à pleurer) est un vrai régal ! Y’a pas à dire mais c’est dans ce genre de morceau qu’on mesure pleinement la maestria du gaillard. Irréprochable, efficace et émotionnellement parlant, tout à fait dans le ton... Un petit bravo aussi à la contrebasse qui accomplit un superbe parcours dans ces méandres sinueux et subtils. Pas toujours facile de caser des gros sabots au milieu des petites fleurs... Baba ! J’en suis baba !!!

« Clouds » qui n’a rien à voir avec « Nuages » est un standard américain que Django avait repris à son répertoire. Démarrage fort intimiste, joli-good-beau comme aurait dit mon ami Pierre Martin, c’est finalement très latin comme mélodie. La rythmique me rappelle un peu ces groupes andins comme Los Indios Tabajaras... Le violon s’insinue admirablement dans les pauses rafraîchissantes et les soli de René Blanche déploient un feeling et une subtilité à la mesure de sa dextérité. S’ensuit une accélération aussi brutale que soudaine où le gros son déferle instantanément. Les quatre musiciens y vont gaiement. C’est admirable... puis gentiment Alain Frey (toujours frais... ouh ! le joke) remet une couche de ce chant scaté dont il a le secret et qui défie l’entendement (au propre comme au figuré...). A noter les associations de certaines phrases avec le violon et l’omniprésence de ce dernier qui me ravit et me laisse pantois... Grand moment de rythmique aussi. Je mettrais ce titre dans le top cinq de ce soir ! GIGANTESQUE !

« I’ll see you in my dreams » est un autre standard qui servit à Django comme base d’improvisation. Ce thème est particulièrement apprécié par René Blanche qui en a fait son titre maître et qui reproduit l’impro imaginée par Django Reinhardt à la perfection avec ce supplément de conviction qui n’appartient qu’aux grands. Il faut bien reconnaître que la saveur de l’impro imaginée par Django donne l’occasion à son excellent serviteur d’amplifier la coloration et les contours chaleureux de ce morceau de bravoure. J’apprécie particulièrement les fins de solo aigües de la guitare de R/B sur lesquelles se déposent gentiment les effluves vibrants et majestueux et les frissons tout empreints de retenue du violon de Renaud Crols. Il enchaîne d’ailleurs le morceau emblématique suivant avec beaucoup d’adresse et de pertinence...

Nous allons, alors, vivre dix minutes de plaisir extatique faites de transports et de ravissements musicaux intenses qui, particularité personnelle, me rappellent ma prime enfance avec beaucoup d’émotion. « Les Yeux Noirs » puisque c’est de cela qu’il s’agit est sans doute la première mélodie que j’ai pu percevoir, à peine conçu, à travers l’embryon maternel. Je pense que ces accents sonores extra-utérins m’ont permis, de manière subliminale, d’aimer à jamais la musique tzigane. C’est de là que ça vient, c’est sûr !!! Les transitions sur Kalinka sont irrésistibles. Le violon gémit, divin, et les accords rythmiques sont adorables comme le lait du monde... Il y a de ces changements de rythmes extraordinaires et une douceur infinie qui glissent sur les cordes du violon de R/C, je suis heureux, totalement heureux de ce qui se passe, là, dans « mon » temple du rock et du blues. Cette rencontre de géants me donne tant de plaisir. Tant de bonheur et tant d’envies ! Il faut que les musiques vitales se rejoignent pour l’éternité comme une folle sarabande infinie multicolore et précieuse... infiniment précieuse ! C’est ce qui se passe en ce moment, c’est dire si je plane !

Tu mets « Nuages » en prime là-dessus, et tu manques déjà d’air puis « Limehouse Blues » et tu t’effondres de jouissance .T’imagines où ça mène ??? Au top du sommet de la pointe du bonheur défaillant, de l’extase chancelante, de l’allégresse languissante, ouais ! C’est la to...ta...le !!! Un genou à terre, mais tu te relèves pour le final...

Deux rappels énormes où la rapidité ne cède en rien à la beauté ! Pleins d’impros et de références subtiles (comme le Pont d’Avignon) Un Charleston final des années vingt endiablé(es), ... et après !!!??? Tu ramasses quoi ? Hein ? Des spectateurs heureux et conquis, jurant, mais un peu tard qu’ils remettront cela à la première occase... Des amateurs béats d’admiration devant tant de maestria, des vieux croûms émus qui se remettent une pleine jeunesse dans le bide, des assidus du lieu qui se disent, en définitive, que le Spirit of 66 est vraiment le plus bel endroit du monde et que son papa François est le MEC PLUS ULTRA !!!

D Dirix